Résumé
Au cours des 50 dernières années, j’ai consacré ma carrière à l’étude de questions fondamentales en biologie. Ces questions abordent certains des processus les plus élémentaires de la vie, tels que : ≪Comment les cellules du corps humain qui portent la même information génétique, se différencient-elles en quelque 200 types cellulaires ?≫ et ≪Comment ces cellules se remodèlent-elles en réponse aux informations environnementales ?≫. Dans cet article, je vais te faire voyager à travers mes recherches sur ces questions. Je te décrirai mes principales découvertes sur l’ADN et sa transcription en ARN messager par une machinerie complexe appelée ARN polymérase II. L’ARN messager est ensuite traduit en protéines, molécules qui jouent des rôles majeurs dans l’organisme, notamment dans la construction des cellules, la réponse aux signaux environnementaux, l’accélération des réactions chimiques et la transmission de signaux entre des tissus distants. Enfin, je partagerai avec toi quelques questions fascinantes encore sans réponses sur lesquelles nous travaillons actuellement et je terminerai par quelques conseils pour toi, scientifique du futur.
Le professeur Kornberg a reçu le prix Nobel de chimie en 2006 pour l’étude des bases moléculaires de la transcription chez les eucaryotes.
Entretien du Pr. Kornberg et co-écriture de l’article par Noa Segev, diplômée du Grand Technion Energy Program, Technion, Institut de technologie d’Israël, Haïfa, Israël.
Mon chemin vers l’arn
Mon père était biochimiste. Il a reçu un prix Nobel en 1959 pour ses travaux sur la réplication de l’acide désoxyribonucléique (ADN). Il partageait son immense enthousiasme pour la recherche avec tous ceux qui voulaient l’écouter, et il m’a transmis sa passion pour la science. Au collège, j’ai étudié les mathématiques, la physique et la chimie. Pour mon doctorat, j’ai fait des recherches sur la dynamique des membranes cellulaires. Les membranes jouent un rôle fondamental dans la vie car, en entourant la cellule vivante, elles délimitent la frontière entre une cellule et son environnement et définissent ainsi l’unité de base de tout être vivant.
Vers la fin de mes travaux sur les membranes, je savais que je voulais continuer à explorer la physique et la chimie dans le domaine des sciences de la vie. À cette époque, la biologie structurale, qui est l’étude de la structure et de l’organisation dans l’espace des composants des processus cellulaires, se développait rapidement. Les nouvelles technologies avaient permis de déterminer les structures de protéines simples. J’ai alors pris conscience de l’intérêt de l’étude de la structure des chromosomes (Figure 1). Le chromosome est la structure dans laquelle notre matériel génétique, l’ADN, réside dans toutes les cellules. La structure des chromosomes intriguait les biologistes structuraux du fait du rôle fondamental de l’ADN et de sa structure apparemment simple. Nous savions déjà que les chromosomes étaient constitués d’ADN et d’une masse égale de quatre très petites protéines. Ce que nous voulions comprendre, c’était comment l’ADN et ces quatre protéines étaient assemblés pour former le chromosome.

- Figure 1 - Localisation de l’ADN dans les cellules qui contiennent un noyau.
- La cellule, entourée de sa membrane, est l’unité de base de la vie. A l’intérieur de la cellule, le noyau contient l’ADN qui est hérité des deux parents ; c’est le centre d’information de la cellule. L’ADN est organisé en chromosomes qui à un certain stade de la division d’une cellule se condensent et forment une structure en forme de “X” (cercle rouge). Chaque chromosome contient une partie de l’ADN [Source de l’image : Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Chromosome)].
Eh bien, il s’est avéré que ce problème n’était pas simple du tout. Finalement, je l’ai résolu en identifiant quelques articles de recherche pertinents parmi des centaines publiés sur la structure des chromosomes. C’est grâce à ces articles, qui décrivaient le travail d’autres scientifiques, que j’ai eu les idées qui m’ont conduit à la solution. J’ai effectué les expériences appropriées, assemblé les pièces du puzzle et élucidé la structure du chromosome. Plus tard, cette structure s’est avérée correcte grâce à une technique appelée cristallographie aux rayons X.
Une fois la structure du chromosome résolue, il était évident que l’étape suivante était de comprendre ce qu’impliquait cette structure pour la biologie. Comment l’ADN, ainsi organisé à l’intérieur du chromosome, participe–t-il à l’expression de l’information génétique ? L’expression des gènes commence par un processus appelé transcription, par lequel une molécule d’ARN messager est formée à partir d’un segment particulier de l’ADN appelé gène. Une molécule d’ARN est similaire à une molécule d’ADN, mais sa structure et sa fonction sont différentes. Contrairement à l’ADN formé de deux brins (Figure 1, à droite), la molécule d’ARNm fabriquée à partir de l’ADN est constituée d’un seul brin et correspond à la copie d’une partie d’un gène. L’ARNm sert d’intermédiaire entre les informations génétiques codées dans l’ADN et les protéines qui sont synthétisées sur la base de ces informations. Pour étudier le rôle du chromosome dans l’expression des gènes, j’ai commencé par étudier l’une des trois enzymes qui participent à la transcription. Cette enzyme est appelée ARN polymérase II [1].
De l’adn à l’arn — l’arn polymérase ii et la machinerie de la transcription
La fonction de l’ARN polymérase II est de fabriquer de l’ARNm. Comme déjà mentionné, l’ARNm sert de lien entre l’information codée dans l’ADN et les protéines produites à partir de cette information codée. La machinerie de transcription est complexe : elle se compose de près de 60 protéines différentes ! Je décrirai les trois composants principaux [2] : l’enzyme ARN polymérase II, un ensemble de protéines appelées facteurs généraux de transcription et un complexe de protéines appelé Médiateur.
L’enzyme ARN Polymérase II — Structure Et Fonction
Le processus de transcription se déroule à l’intérieur de l’enzyme ARN polymérase II dans un canal au sein de l’enzyme (Figure 2A). L’ADN à transcrire entre d’un côté du canal et l’ARNm qui est produit est libéré de l’autre côté de ce canal. Une grande partie de notre travail a consisté à analyser la structure complexe de cette enzyme. Après avoir résolu la structure de l’enzyme elle-même, nous avons également réussi à déterminer sa structure avec à la fois l’ADN et l’ARN présents au cours du processus de transcription (Figure 2B).

- Figure 2 - Structure de l’enzyme ARN polymérase II avant et pendant la transcription.
- (A) L’ARN polymérase II est constituée de 12 sous-unités (indiquées par des couleurs différentes) et de quelques dizaines de milliers d’atomes. Elle possède un canal central (flèche blanche) menant à un ion magnésium (point rose). La zone où se trouve l’ion magnésium est appelée site actif, car c’est la région où l’ARNm est synthétisé à partir de l’ADN. (B) Un double brin d’ADN (brins bleu et vert) entre par le canal central de l’enzyme ARN polymérase II (grande flèche blanche) et les deux brins se séparent vers le milieu de l’enzyme. Le brin qui contrôle la synthèse de l’ARNm (bleu) est retourné à 90° vers le haut près du centre actif (flèche blanche pointant vers le haut) et un court brin d’ARNm est synthétisé à partir de celui-ci (court brin rouge au milieu). Ce complexe hybride ADN-ARNm sort de l’enzyme dans une direction perpendiculaire à celle dans laquelle l’ADN est entré à l’origine (Crédit image : Prof. Roger Kornberg).
L’ARN polymérase II est composée de 12 protéines (ou sous-unités), représentées par différentes couleurs sur la Figure 2A, et contient près de 30 000 atomes. Au centre de l’ARN polymérase II, il y a un canal qui conduit à un ion magnésium. Le canal central est le site où se produit la transcription. Un ADN double brin pénètre dans le canal et les deux brins d’ADN se séparent (Figure 2B). Un brin se plie, près de l’ion magnésium au centre de l’enzyme. À cet endroit, appelé site actif, l’ARNm est peu à peu synthétisé en suivant les instructions contenues dans la section pliée du brin d’ADN au fur et à mesure que l’ADN avance dans le canal. Enfin, une structure hybride ADN-ARNm sort de l’enzyme à un angle d’environ 90° par rapport à l’ADN entrant dans l’enzyme.
Les Facteurs Généraux De Transcription (FGT) — Des Composants Clés De L’expression Génique
Le début du processus de transcription est appelé initiation. Lorsque l’ADN est transcrit en ARNm, ce sont des parties seulement de l’ADN qui sont transcrites, les gènes. Chaque gène contient des informations pour la production d’une protéine spécifique dans une cellule. Pour reconnaitre un gène particulier et pour le transcrire, l’ARN polymérase II fait appel à cinq molécules supplémentaires. Ce sont des protéines, les facteurs généraux de transcription (FGT), qui entrent en contact avec l’enzyme ARN polymérase II pendant le processus de transcription (sphères grises en bas de la Figure 3). D’une manière générale, on peut considérer ces FGT comme des composants de la machinerie de transcription qui aident à activer ou à désactiver la transcription de gènes spécifiques.

- Figure 3 - Machinerie de transcription de l’ARN polymérase II.
- En bas, les facteurs généraux de transcription (GTFs, en gris) interagissent avec l’enzyme ARN polymérase II (pol II, en bleu) pour démarrer la transcription de l’ADN au niveau de la séquence TATA (en jaune). Le Médiateur (en rose) sert de lien de connexion avec l’enzyme pol II, fournissant à cette enzyme des signaux de régulation de l’activité du gène provenant de l’intérieur ou de l’extérieur de la cellule. Dans cet exemple, le Médiateur délivre des informations à partir d’un activateur (en rouge) fixé sur une séquence de l’ADN appelée amplificateur ; cela conduit à l’activation de la transcription d’un gène spécifique (Crédit image : Prof. Roger Kornberg).
Comme nous l’avons vu sur la Figure 2B, lorsque l’ADN se déplace à l’intérieur de l’ARN polymérase II, il doit se plier pour être transcrit en ARNm. Cependant, l’ADN sous sa forme double brin est très rigide et difficile à plier. Pour pouvoir se plier, les deux brins de l’ADN doivent être séparés : ils deviennent alors complètement flexibles et peuvent se plier librement. C’est là que les FGT entrent en jeu : quand les FGT trouvent le début du gène dans la molécule d’ADN, ils ouvrent l’ADN et le plient près du site actif de la transcription dans l’ARN polymérase II. De cette façon, les FGT initient le processus de transcription.
Le Médiateur — L’intermédiaire Pour La Régulation Des Gènes
Dans le processus de transcription de l’ADN, des décisions très importantes doivent être prises : quel gène transcrire, à quel endroit du corps et quand le faire. Cet ensemble de décisions et d’actions est appelé régulation de l’expression génique et il est essentiel au bon fonctionnement de notre corps. Le Médiateur est un groupe de protéines que nous avons découvert en 1990 [3] et c’est une partie importante du mécanisme de régulation des gènes : il traite les informations régulatrices et les transmet à l’ARN polymérase pour contrôler la décision de transcrire ou non un gène particulier.
La Figure 3 montre schématiquement la fonction du Médiateur dans le processus de transcription : le Médiateur (en rose) fait le lien entre une protéine appelée activateur (en rouge), qui influence la ≪ mise en marche ≫ de la transcription d’un gène, et l’ARN polymérase II enzyme (en bleu). En d’autres termes, le Médiateur est l’intermédiaire qui fournit à l’enzyme ARN polymérase des informations régulatrices sur l’expression des gènes.
Questions pour l’avenir
Je vais maintenant piquer ta curiosité en mentionnant brièvement deux problèmes non résolus qui se rapportent à ce que je t’ai raconté dans cet article. Ces sujets sont, aujourd’hui, à la pointe de la recherche en biochimie et nous y travaillons actuellement dans mon laboratoire.
Le premier problème concerne la structure du chromosome. À un certain stade de la division d’une cellule, l’ADN se contracte en longueur d’un facteur d’environ 10000, de sorte que l’ADN qui occupait auparavant tout le noyau de la cellule se condense pour former les chromosomes. Ce que nous savons avec certitude sur la structure du chromosome peut expliquer le raccourcissement de l’ADN d’un facteur 5, mais pas d’un facteur 10000. Donc, la question est : comment l’ADN dans le chromosome se condense-t-il par un facteur supplémentaire de 2000 ?
Le second problème concerne le Médiateur et la régulation de l’expression des gènes. Comme tu l’as vu dans la Figure 3, le Médiateur fournit à l’enzyme ARN polymérase II des informations pour transcrire ou non un gène donné. Mais comment cette information de régulation est-elle traitée par le Médiateur ? Comment exactement cette information est-elle transmise à la polymérase ? Comment le Médiateur aide-t-il à séparer les deux brins d’ADN pour permettre sa transcription ? Nous avons quelques idées sur ce qui pourrait se passer et comment, mais ces questions n’ont pas encore été véritablement résolues.
Conseils pour les jeunes
As-tu remarqué que les questions que j’ai mentionnées ci-dessus ressemblent beaucoup aux questions fondamentales que je me posais au début de ma carrière universitaire ? Comme tu le sais probablement, de nombreuses questions scientifiques sont complexes et nécessitent de longues années de travail acharné pour être pleinement résolues. La science est un défi, elle exige énormément de travail et peut parfois être difficile et frustrante. Mais pour moi, les récompenses occasionnelles valent vraiment la peine. Si tu aimes la science et souhaites poursuivre une carrière de scientifique, mon premier conseil est de ne pas te limiter à l’espoir d’une grande découverte, mais de prendre aussi plaisir à l’activité elle-même : il faut savoir profiter des petits plaisirs quotidiens qu’apporte la science. Dans mon cas, par exemple, je tire un grand plaisir des activités expérimentales : mélanger et dissoudre différents produits pour préparer les solutions pour mes expériences. Personnellement, j’apprécie chacune de ces petites étapes et j’adore passer du temps au laboratoire.
Une autre chose importante est d’apprendre à vivre l’échec comme quelque chose de stimulant, comme un défi et une invitation à réessayer, en gardant la même attente de succès que la fois précédente. Et puis, de temps en temps, on obtient un résultat nouveau et surprenant pendant un travail de recherche. Mais attention ! Les bons scientifiques ne croient pas tout de suite au nouveau résultat. Tout d’abord, il faut s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une erreur, puis jouer à ≪ l’avocat de diable ≫ et imaginer des moyens pour prouver qu’on s’était trompé. Un très bon scientifique pense à des moyens extrêmement sophistiqués pour prouver qu’il a tort. Quand on ne parvient pas à prouver qu’on a tort, même par des expériences ingénieuses, alors on a probablement découvert quelque chose. Ce sont des moments uniques et inoubliables dans la carrière d’un scientifique et ils l’emportent largement sur les frustrations et le travail acharné qui a été investi dans le processus.
Contributions à la version française
TRADUCTEUR: Nicole Pasteur, Association Jeunes Francophones et la Science
ÉDITEURS: Ula Hibner & Catherine Braun-Breton, Association Jeunes Francophones et la Science
Glossaire
Acide Désoxyribonucléique (ADN): ↑ Support de l’information génétique (transmise de génération en génération). Formé de deux longues chaines enroulées en double hélice, il est situé dans le noyau des cellules chez les Eucaryotes.
Protéines: ↑ Molécules, présentes dans toutes les cellules vivantes, qui jouent de nombreux rôles importants dans les organismes.
Chromosome: ↑ Structure de base dans laquelle l’ADN est empaqueté à l’intérieur du noyau de la cellule et transmise aux deux cellules filles lors de la division de cette cellule.
Transcription: ↑ Première étape de l’expression d’un gène, au cours de laquelle un segment d’ADN est copié en une molécule d’ARNm.
ARN messager (ARNm): ↑ Type d’ARN (acide ribonucléique) qui transmet le message porté par un gène de l’ADN pour la fabrication d’une protéine particulière.
Gène: ↑ Segment d’ADN qui contient les informations pour fabriquer une protéine. L’ADN d’une cellule est constitué de gènes et de séquences entre les gènes, appelées séquences intergéniques.
Enzymes: ↑ Protéines qui accélèrent les réactions chimiques à l’intérieur de la cellule ou de l’organisme.
Facteurs Généraux de Transcription (FGT): ↑ Un groupe de protéines qui aident à l’initiation de la transcription de l’ADN en ARNm.
Médiateur: ↑ Complexe de plusieurs protéines qui traite les informations régulant l’expression des gènes (leur transcription) et transmet ces informations aux FGT et à l’ARN polymérase II.
Conflit d’intérêts
Les auteurs déclarent que les travaux de recherche ont été menés en l’absence de toute relation commerciale ou financière pouvant être interprétée comme un potentiel conflit d’intérêts.
Références
[1] ↑ Cramer, P., Bushnell, D. A., and Kornberg, R. D. 2001. Structural basis of transcription: RNA polymerase II at 2.8 Å resolution. Science 292:1863–76. doi: 10.1126/science.1059493
[2] ↑ Boeger, H., Bushnell, D. A., Davis R., Griesenbeck, J., Lorch, Y., Strattan, J. S., et al. 2005. Structural basis of eukaryotic gene transcription. FEBS Lett. 579:899–903. doi: 10.1016/j.febslet.2004.11.027
[3] ↑ Kelleher, R. J., Flanagan, P. M., and Kornberg, R. D. 1990. A novel mediator between activator proteins and the RNA polymerase II transcription apparatus. Cell 61:1209–15. doi: 10.1016/0092-8674(90)90685-8