Résumé
Les bactéries peuvent être infectées par des virus nommés « bactériophages » (ou « phages »). Les bactériophages sont très petits et, comme tous les virus, ne sont pas des cellules ; ils ne sont qu’un morceau d’ADN enveloppé d’un manteau de protéines. Tout seul, un bactériophage ne peut rien faire, mais quand il a réussi à attaquer une bactérie, il se multiplie très vite jusqu’à ce que la bactérie explose et libère de nombreux nouveaux phages. Des milliers de milliards de bactéries et de bactériophages vivent à l’intérieur et à la surface du corps humain, et nous en avons besoin pour vivre en bonne santé. Des recherches sont aujourd’hui menées pour déterminer si les phages peuvent aider les médecins à soigner des maladies et nous aider tous à vivre en bonne santé.
Le microbiote : un nouvel organe humain ?
Imagine des médecins qui tout à coup découvrent un nouvel organe dans le corps humain. On aurait du mal à le croire ! C’est pourtant exactement ce qui s’est passé récemment. On sait aujourd’hui qu’en plus des poumons, des reins, du cerveau, du foie et du cœur, nous hébergeons des milliers de milliards de microbes qui forment des populations particulières, appelées « microbiotes ». Chacun de ces microbiotes correspond à un nouvel organe très particulier, car il est composé de microbes plutôt que de cellules humaines. Les microbes, qui comprennent différents organismes, en particulier les bactéries, sont tous très petits.
Contrairement à nos autres organes, le microbiote n’existe pas chez les nouveau-nés. Au moment de la naissance, nous recevons des bactéries de notre mère, puis nous accueillons de plus en plus de bactéries qui proviennent de l’environnement. Finalement, nous nous retrouvons avec un millier de différents types de bactéries à l’intérieur et à la surface de notre corps. Les bactéries sont certes minuscules, mais elles se multiplient très rapidement : en quelques heures seulement, une bactérie peut devenir des milliers, voire des millions de nouvelles bactéries. Chacun d’entre nous a un microbiote unique, différent de celui des autres personnes. Une fois installé, notre microbiote reste avec nous toute notre vie. On parle surtout du microbiote de l’intestin, mais il en existe aussi à d’autres endroits, comme la peau ou les poumons.
Mais comment ça ? Les bactéries vivent avec nous toute notre vie ? Beaucoup de gens croient qu’on ne trouve des bactéries que sur des objets sales, mais c’est faux. Les bactéries sont partout, y compris à l’intérieur de nous. Elles ne font pas que nous rendre malade, elles peuvent faire beaucoup de choses utiles, comme transformer le lait en yaourt et en fromage, ou aider les plantes à pousser. Les bactéries de nos microbiotes sont importantes pour notre santé : elles nous aident à digérer la nourriture et façonnent notre système immunitaire. Des centaines de laboratoires dans le monde étudient les autres façons dont le microbiote influence la santé humaine. Ces recherches ont révélé que le microbiote de personnes atteintes de certaines maladies, comme les maladies inflammatoires de l’intestin ou certains cancers, est différent de celui des personnes en bonne santé. Pour l’instant, nous ne savons pas si ces différences sont responsables de ces maladies. Encore plus étonnant : en plus du lien entre le microbiote et les problèmes d’intestin et de peau, des travaux récents ont montré que les bactéries de l’intestin peuvent influencer notre cerveau ! Par exemple, lorsque des chercheurs ont transféré à des rats le microbiote intestinal de personnes souffrant de dépression, les animaux ont commencé à manifester des comportements qui sont caractéristiques de cette maladie. Les microbiotes d’humains non dépressifs n’ont pas eu cet effet.
Les bactériophages, ces virus qui infectent des bacteries
Nos microbiotes contiennent des milliers de milliards de bactéries qui vivent à l’intérieur et à la surface de notre corps, mais la diversité de la vie qui nous habite ne s’arrête pas là. Jonathan Swift, un poète irlandais, a écrit ces lignes :
Ainsi, les naturalistes observent qu’une puce
Est la proie de puces plus petites qu’elle.
Celles-ci sont piquées de puces encore plus petites
Et ainsi de suite, à l’infini.
Bien sûr, Jonathan Swift n’avait jamais entendu parler du microbiote, mais il l’a très bien décrit ! Nous sommes les hôtes de bactéries, qui, à leur tour, servent d’hôtes à des virus (Figure 1). Les virus qui infectent des bactéries sont appelés « bactériophages » (ou « phages »). Contrairement aux bactéries, les virus ne sont pas constitués de cellules, mais d’un morceau d’ADN (ou d’ARN) emballé dans une enveloppe protéique. Les virus sont si petits que nous ne pouvons pas les voir avec des microscopes ordinaires. Pour te donner une idée de leur taille, si un phage avait la taille du point à la fin de cette phrase, proportionnellement, les humains mesureraient presque 6 km ! Les phages sont les organismes les plus simples et en même temps les plus abondants sur terre.
Les phages sont magnifiques (Figure 2), et leur mode de reproduction est très intéressant. Un phage s’attache à une bactérie et y injecte son ADN (ou son ARN). La bactérie se transforme alors en usine à phages, produisant jusqu’à 100 nouveaux phages avant d’éclater, qui peuvent ensuite attaquer d’autres bactéries. Cela signifie que les phages peuvent se développer beaucoup plus rapidement que les bactéries. Dans certains pays, notamment en Europe de l’Est, les phages sont utilisés pour traiter les infections bactériennes. Chaque phage ne peut tuer qu’un seul type de bactérie. Ainsi, si un médecin sait quelle est la bactérie qui infecte un patient, il peut lui administrer un phage capable d’infecter et de tuer la bactérie qui rend le patient malade. Les phages sont incapables d’infecter les cellules humaines et ne sont donc pas dangereux pour nous.
Les phages en nous
Nous savons depuis longtemps que de nombreux phages sont présents dans l’intestin, mais nous ne savions pas grand-chose sur eux. Notre laboratoire a donc commencé à les étudier. Tout d’abord, nous avons séparé les phages de tout ce qui se trouve dans l’intestin, puis nous avons séquencé leur ADN. Le séquençage nous a permis de « lire » l’ADN des phages et de savoir combien de phages étaient présents et de quel type ils étaient. Nous avons été stupéfaits de découvrir qu’il existe des dizaines de milliers de phages différents dans l’intestin humain. La plupart d’entre eux nous étaient totalement inconnus. Certains phages intestinaux sont très simples et ne contiennent que trois gènes, tandis que d’autres en ont plus de 500.
Si de nombreux phages sont présents dans l’intestin et qu’ils se répliquent très rapidement, comment se fait-il qu’ils n’éliminent pas toutes les bactéries intestinales ? Eh bien, comme c’est souvent le cas en science, la réponse est assez compliquée. Parfois, le phage ne parvient pas à trouver la bactérie qui lui correspond dans l’environnement très encombré de l’intestin. En plus, les bactéries peuvent se défendre contre les phages de diverses manières, par exemple en empêchant le phage de se fixer à leur surface, en découpant l’ADN du phage lorsqu’il pénètre dans la cellule, ou encore en prenant la mesure radicale de se « suicider » pour empêcher le phage de se multiplier et d’attaquer les autres bactéries de la même espèce. Tout ça aboutit à un équilibre entre les phages et les bactéries dans l’intestin, permettant leur maintien à tous. Les bactéries évoluent constamment pour combattre les phages et les phages évoluent eux aussi rapidement pour surmonter les défenses bactériennes.
Quel est l’intérêt d’étudier les bactériophages ?
Pourquoi l’étude des phages dans l’intestin nous passionne-t-elle ? Et pourquoi donne-t-on de l’argent pour financer des laboratoires comme le nôtre, qui tentent de comprendre ces créatures simples et en même temps complexes ? Une très bonne raison pour le faire est le fait que l’étude des phages peut nous apprendre beaucoup de choses sur les principes biologiques fondamentaux qui s’appliquent à tous les êtres vivants. C’est pour ça que plusieurs prix Nobel ont été décernés à des chercheurs travaillant sur les phages. Par exemple, le prix Nobel de chimie a été attribué en 2018 à George Smith et Gregory Winter, qui ont développé grâce aux phages de nouveaux anticorps, utilisés aujourd’hui pour guérir de nombreuses maladies, y compris certains cancers.
Dans notre laboratoire nous étudions les phages dans l’intestin car nous espérons qu’ils nous fourniront un moyen très précis d’influencer ou de modifier le microbiote. Notre hypothèse est que les phages sont une partie très importante du microbiote, et pour tester cette idée, nous faisons de nombreuses expériences. Nous essayons par exemple de réparer un microbiote qui a été endommagé par des antibiotiques. Il arrive que les antibiotiques éliminent des bactéries utiles et laissent de la place à des bactéries mauvaises. On pourrait les éliminer à leur tour en introduisant leurs phages isolés provenant d’un microbiote sain, et permettant ainsi aux bonnes bactéries de reprendre leur place.
Nous ne savons pas encore si notre hypothèse est juste. Mais, qu’elle soit juste ou fausse, nous sommes sûrs d’apprendre beaucoup de choses au cours de ce travail. Si nous avons raison, les médecins pourraient un jour utiliser les phages pour remodeler le microbiote malade vers un état sain, et guérir ainsi plusieurs maladies. Peut-être qu’à l’avenir, en s’attaquant à certaines bactéries qui nous font du mal, les phages nous aideront à réparer un microbiote endommagé, de la même manière qu’aujourd’hui les chirurgiens opèrent avec précision un cœur ou un foie endommagé. Nous n’en sommes pas encore là : nous devons d’abord mieux comprendre ce que font les phages dans le microbiote. Il nous reste beaucoup de travail et de très nombreuses expériences à faire pour y parvenir !
Un célèbre scientifique, Sir Peter Medawar, a un jour décrit les virus comme « une mauvaise nouvelle enveloppée dans une protéine ». Nous espérons montrer un jour qu’il a eu tort et qu’on peut voir les phages comme « une bonne nouvelle enveloppée dans une protéine ».
Contributions à la version française
TRADUCTEUR : Ula Hibner (Association Jeunes Francophones et la Science, Montpellier, France)
ÉDITEUR : Catherine Braun-Breton (Association Jeunes Francophones et la Science, Montpellier, France)
MENTOR SCIENTIFIQUE : Valérie Zimmermann (IGMM, Montpellier, France)
JEUNE EXAMINATEUR : Benjamin, 14 ans. Benjamin est un garçon rusé et dynamique, intéressé par la science en général et l’informatique en particulier. Il aime faire du parkour avec ses copains et regarder des séries.
Glossaire
Microbe: ↑ Organisme microscopique comme les bactéries, certains champignons et les bactériophages.
Microbiote: ↑ Population de tous les microbes dans un environnement donné, par exemple dans un intestin humain.
Bactérie: ↑ Microbe composé d’une seule cellule, qui se divise en deux bactéries à chaque génération.
Virus: ↑ Microbes très petits qui peuvent infecter des cellules. Les virus humains infectent des cellules humaines, les virus des plantes infectent les cellules des plantes, etc.
Bactériophage: ↑ Virus qui infecte des bactéries, aussi appelé « phage ».
ADN (Acide Désoxyribo-Nucléique): ↑ Support de l’information génétique des cellules, transmise de génération en génération. À partir des informations contenues dans l’ADN, les cellules peuvent fabriquer leurs protéines et assurer leurs activités.
Gène: ↑ Partie du matériel génétique portant l’information nécessaire à la fabrication d’une protéine.
Anticorps: ↑ Protéine produite par notre système immunitaire qui sert à détruire des agents infectieux (comme des bactéries ou des virus), mais aussi des cellules malades (comme des cellules cancéreuses).
Conflit d’intérêts
Les auteurs déclarent que les travaux de recherche ont été menés en l’absence de toute relation commerciale ou financière pouvant être interprétée comme un potentiel conflit d’intérêts.
Article source original
↑ Shkoporov, A. N., and Hill, C. 2019. Bacteriophages of the human gut : the “known unknown” of the microbiote. Cell Host Microbe 25 :195–209. doi: 10.1016/j.chom.2019.01.017