Résumé
La navigation dans notre environnement est l’une des capacités les plus fondamentales et les plus cruciales que possèdent les humains et les autres animaux. Cette capacité est si naturelle qu’elle nous vient facilement, sans même qu’on ait besoin d’y penser. Bien qu’il semble facile de se frayer un chemin dans notre environnement, cela nécessite en réalité un mécanisme complexe et fascinant : le système de navigation du cerveau. Dans cet article, nous allons décrire un groupe important de cellules qui font partie de ce système de navigation, les cellules de lieu. Au fil de ta lecture, tu découvriras comment la curiosité aide le système de navigation du cerveau, et tu pourras tirer quelques leçons importantes des chauffeurs de taxi londoniens !
Le professeur John O’Keefe a reçu le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 2014 pour sa découverte de cellules du cerveau qui nous positionnent dans notre environnement. Il a partagé ce prix avec les Professeurs May-Britt Moser et Edvard Moser, qui ont découvert un autre type de cellules du système de navigation du cerveau.
Lorsqu’il s’agit de te déplacer d’un point à un autre, quelle est la première chose qui te vient à l’esprit ? Est-ce le système GPS de ton téléphone portable ? Ou peut-être la carte de terrain que tu as reçue pour ta dernière balade avec les scouts ? À bien y réfléchir, la navigation est quelque chose que tu fais tout le temps, même lorsque tu promènes ton chien ou que tu vas acheter ta friandise préférée à l’épicerie du coin. Ton cerveau utilise son système de navigation même si tu ne bouges pas ton corps, mais que tu te déplaces en bus, en train ou en voiture. T’es-tu déjà demandé comment fonctionne ce système de navigation interne ? Comment les gens reconnaissent-ils des lieux spécifiques et comment allons-nous d’un endroit à un autre ?
La différence entre cartes et itinéraires
La première chose à savoir avant de parler du système de navigation du cerveau est la différence entre un itinéraire et une carte. Un itinéraire fait généralement référence à un chemin qui relie l’emplacement actuel d’une personne à un autre emplacement où elle pourrait vouloir se rendre. On peut considérer un itinéraire comme un ensemble d’instructions qui conduit une personne à un endroit souhaité, en utilisant des points de repère. Par exemple, tu sais que si tu descends ta rue, tournes à gauche au premier carrefour puis à droite près du café local, tu arriveras à l’épicerie. Si tu veux acheter une friandise à l’épicerie, il te suffit de suivre ces instructions et ces points de repère, sans avoir besoin de connaître la distance entre ton domicile et l’épicerie, ni les autres rues et magasins environnants.
Mais que se passerait-il si ta rue était bloquée par des travaux ? Ou si le café était remplacé par un magasin de vêtements ? Serais-tu encore capable d’aller de ta maison à l’épicerie, si tu ne disposais que des instructions décrites ci-dessus ? Dans ces nouvelles conditions, tu aurais besoin d’une carte pour rejoindre l’épicerie. C’est dans cette distinction que se trouve la clé pour comprendre le système de navigation de notre cerveau. Comme tu le vois avec l’exemple de l’épicerie, pour naviguer avec succès, ton cerveau a besoin d’une représentation interne des lieux pertinents et des relations entre ces lieux. Cette représentation, formant une carte mentale de ton environnement, te permet de naviguer avec souplesse et d’utiliser différents itinéraires pour atteindre le même endroit. Cette souplesse est tellement importante que les animaux choisissent souvent de se déplacer en utilisant des itinéraires différents plutôt que d’utiliser la méthode moins contraignante consistant à suivre un seul itinéraire connu. En d’autres termes, les cartes mentales sont la stratégie préférée qu’utilise le cerveau des animaux pour leur permettre de se déplacer dans l’espace environnant.
Les cellules de lieu
La carte mentale des lieux qui nous entourent est inscrite dans le cerveau grâce à des cellules spéciales appelées « cellules de lieu » [1]. Elles se trouvent dans une région du cerveau appelée « hippocampe » (Figure 1A). Il s’avère que chaque cellule de lieu répond à un endroit spécifique de notre environnement. Cela signifie que, quand un animal se balade, une cellule de lieu particulière devient active quand l’animal se trouve à un endroit précis de l’espace (Figure 1B).
Voici un exemple concret qui montre comment l’activité des cellules de lieu crée une carte dans le cerveau. Lorsque tu te promènes dans une zone précise de ton quartier, par exemple dans le parc près de chez toi, un groupe particulier de cellules de lieu devient actif. L’activité de chaque cellule dépendant d’un emplacement précis dans le parc. Lorsque tu te promènes ailleurs dans ton quartier, par exemple dans la cour de ton école, un autre groupe de cellules de lieu s’active. Chaque cellule de ce groupe s’active à un endroit différent de la cour (Figure 2A). Cette activité des cellules de lieu de l’hippocampe te permet de créer une carte mentale de ton quartier (Figure 2B) [2].
Que peuvent nous apprendre les chauffeurs de taxi sur l’hippocampe ?
Il y a une vingtaine d’années, avant l’époque des smartphones équipés d’un GPS, les gens se déplaçaient grâce à leur mémoire des lieux. Une population qui, plus encore que les autres, utilisait cette mémoire des lieux est celle des chauffeurs de taxi. Ils conduisaient leurs passagers d’un point à un autre de la manière la plus efficace possible en utilisant leur carte mentale de la ville et leur expérience des conditions de circulation en fonction de l’heure de la journée.
Une étude réalisée en 2000 a montré que chez les chauffeurs de taxi londoniens, une zone particulière de l’hippocampe était plus grande que chez des personnes qui ne se déplaçaient pas autant dans la ville [3]. C’était une indication importante de la participation de l’hippocampe au système de navigation du cerveau. L’étude a aussi montré que l’hippocampe des chauffeurs de taxi ne restait élargi que s’ils continuaient à naviguer de mémoire. Cette zone cérébrale retrouvait une taille normale si les chauffeurs cessaient leur activité.
La curiosité aide les animaux à construire des cartes mentales
Maintenant que nous savons que notre cerveau forme, grâce aux cellules de lieu, des cartes mentales de l’espace qui nous entoure, réfléchissons à la construction de cette carte sous un angle différent. Pour construire ces cartes, un animal doit se déplacer et explorer différentes régions de son environnement. Mais qu’est-ce qui le pousse à le faire ? On pourrait penser que la motivation provient de la faim ou de la soif, mais, en fait, les animaux explorent encore plus leur environnement s’ils n’ont ni faim ni soif (Figure 3) [4] !
Alors, en dehors de la faim ou de la soif, qu’est-ce qui pourrait motiver un animal à explorer son environnement ? Voici un indice : que ressens-tu lorsque tu arrives dans un nouvel endroit ? Tu l’as probablement déjà deviné – de la curiosité ! La curiosité est un moteur très puissant et elle incite les animaux à se déplacer dans leur environnement. En d’autres termes, la curiosité fait partie de notre nature, comme chez les autres animaux, et participe à la construction des cartes mentales. Les scientifiques pensent que la curiosité a été sélectionnée au cours de l’évolution parce qu’elle nous conduit à explorer l’espace où nous vivons et à en construire des cartes mentales qui nous permettent de naviguer dans le monde avec succès. À bien y réfléchir, c’est la curiosité qui nous motive à acquérir de nouvelles informations. Il et donc intéressant de se demander si cette ancienne impulsion évolutive d’explorer notre environnement nous a également conduits à nous intéresser à (et à être curieux de) nos passe-temps favoris, nos compétences ou l’artisanat.
Espace mental ou espace physique ?
Considérons cette question philosophique complexe et intéressante : construisons-nous des représentations mentales du monde extérieur physique tel qu’il est réellement ou lui donnons-nous des caractéristiques fondées sur un modèle mental de l’espace avec lequel nous sommes nés ?
Personnellement, je penche pour la deuxième hypothèse, qui s’accorde aux idées du célèbre philosophe Emmanuel Kant et du psychologue Edward Tolman. Nous serions ainsi nés avec un ensemble de structures cérébrales qui organisent notre monde d’une manière spécifique et élémentaire, de façon que nous puissions donner du sens à ce que nous en percevons grâce à nos sens. En d’autres termes, notre cerveau serait organisé et construit pour percevoir le monde d’une certaine façon ; il utiliserait un « filtre » particulier ou une « fenêtre » à travers laquelle nous percevons le monde. Selon cette hypothèse, nous percevons l’espace d’une manière particulière parce que notre cerveau est construit d’une certaine façon, et non pas parce que le monde extérieur est structuré de la manière dont nous le percevons. Je reconnais que c’est un concept difficile à saisir, alors prends ton temps, réfléchis et vois où cela te mène.
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Comment utiliser ce qu’on sait sur le cerveau pour prendre de bonnes décisions
Je voudrais te raconter une histoire personnelle et partager avec toi quelques idées issues de notre compréhension actuelle du cerveau. Je n’étais pas bon à l’école, et à 18 ans j’ai dû réfléchir à mon avenir et décider si j’acceptais d’être un raté. J’ai décidé d’assumer mes choix pour construire ma personnalité et ma vie, et donc de ne pas attribuer mon échec au monde extérieur. Je te conseille de faire de même et de garder à l’esprit que notre cerveau est un organe très actif. Nous passons beaucoup de temps à décider comment agir, quelles informations intégrer, comment les traiter et les interpréter. Cela signifie que nous pouvons assumer la responsabilité de nos choix et contrôler beaucoup de nos actions et leurs conséquences.
En outre, en m’inspirant du système de navigation du cerveau, je pense qu’il faut s’interroger sur soi-même et sur sa situation, et essayer de planifier ce qu’on veut devenir – qui ne correspond pas nécessairement à qui on est maintenant. Tout comme ton cerveau navigue dans l’espace, tu peux naviguer ta vie et tracer ton propre chemin. À chaque position sur ta trajectoire de vie, essaie de consciemment choisir la direction où tu veux aller. Il est possible que tu n’y arrives pas, que tu te heurtes à toutes sortes d’obstacles, mais cela reste un bon moyen d’organiser ta vie et de prendre des décisions. Rappelle-toi que de nombreux chemins peuvent mener à une même destination ! Alors sois souple, surtout lorsque tu rencontres un obstacle qui te dévie de ton itinéraire initial.
Comment apprécier la science
Pour être un bon scientifique, tu dois avoir une certaine vision objective du monde et être prêt à changer d’avis en fonction de ce que tu découvres. Être un scientifique n’est pas fait pour tout le monde, car certaines personnes n’aiment pas l’incertitude liée à la découverte de vérités inattendues. Mais pour ceux qui au contraire l’apprécient, faire de la recherche est un des métiers les plus gratifiants, passionnants et épanouissants que je connaisse (Figure 4). C’est comme vivre une histoire policière sans fin, une histoire dans laquelle à chaque fois que tu résous une énigme cela soulève tout un tas d’autres questions intéressantes !
L’astuce consiste à choisir un domaine scientifique important et un problème que tu peux résoudre avec les outils à ta disposition, ou pour lequel tu peux inventer de nouveaux outils. Alors, tu seras parfois récompensé par le plaisir de réaliser que tu as découvert quelque chose d’important sur le fonctionnement du monde, quelque chose qui peut influencer les idées d’un grand nombre de gens, et peut-être même leur vie. Ce type de réalisations est certainement un des ingrédients d’une vie réussie et heureuse.
Contributions à la version française
TRADUCTEUR : Catherine Braun-Breton (Association jeunes Francophones et la Science, Montpellier, France)
ÉDITEUR : Jean-Marie Clément (Association jeunes Francophones et la Science, Montpellier, France)
Glossaire
Carte mentale: ↑ Représentation des lieux et de leurs relations mutuelles construite par le cerveau d’un animal lorsque celui-ci explore son environnement.
Cellules de lieu: ↑ Neurones du cerveau qui aident à la construction des cartes mentales. Ils sont localisés dans l’hippocampe et s’activent lorsqu’un animal se trouve à un endroit précis de son environnement.
Hippocampe: ↑ Zone profonde en forme d’hippocampe dans la partie médiane du cerveau, entre les deux oreilles. On y trouve différents types cellulaires, participant largement à notre système cérébral de navigation.
Conflit d’intérêts
Les auteurs déclarent que les travaux de recherche ont été menés en l’absence de toute relation commerciale ou financière pouvant être interprétée comme un potentiel conflit d’intérêts.
Remerciements
Je tiens à remercier Noa Segev pour avoir mené l’entretien qui a servi de base à cet article et pour avoir participé à sa rédaction, et Zehava Cohen pour avoir fourni les illustrations.
Références
[1] ↑ O’Keefe, J. 1976. Place units in the hippocampus of the freely moving rat. Exp. Neurol. 51:78–109.
[2] ↑ O’Keefe, J., and Dostrovsky, J. 1971. The hippocampus as a spatial map: preliminary evidence from unit activity in the freely-moving rat. Brain Res. 34:171–5. doi: 10.1016/0006-8993(71)90358-1
[3] ↑ Maguire, E. A., Gadian, D. G., Johnsrude, I. S., and Frith, C. D. 2000. Navigation-related structural change in the hippocampi of taxi drivers. Proc. Natl. Acad. Sci. U. S. A. 97:4398–403. doi: 10.1073/pnas.070039597
[4] ↑ O’keefe, J., and Nadel, L. 1979. Précis of O’Keefe & Nadel’s. The hippocampus as a cognitive map. Behav. Brain Sci. 2:487–94.