Résumé
Nous oublions beaucoup d’événements qui se sont produits au début de notre vie. Pourquoi ? Pour répondre à cette question, nous avons étudié l’évolution de la mémoire des enfants à mesure qu’ils grandissent. Nous savons que le cerveau joue un rôle important dans la mémoire, mais nous voulions comprendre si ce sont les changements du cerveau qui aident les enfants à se souvenir ou si c’est la capacité de se souvenir qui modifie le cerveau. Nous avons fait passer des tests de mémoire à des enfants et nous avons examiné leur activité cérébrale sur une période de trois ans. Nous nous sommes ensuite demandé ce qui changeait en premier—la mémoire des enfants ou leur cerveau ? Nous avons constaté qu’il existe une interaction entre les deux phénomènes : chez les jeunes enfants, la mémoire façonne le cerveau, mais chez les enfants plus âgés, la mémoire et le cerveau se façonnent l’un l’autre. Ces résultats nous aident à comprendre pourquoi la mémoire s’améliore au fur et à mesure que les enfants grandissent et comment l’utilisation de notre cerveau nous aide à nous souvenir.
Te souviens-tu de la fête de ton dernier anniversaire ?
La plupart des gens se souviennent de leur dernière fête d’anniversaire. Tu te souviens peut-être de tout : des activités que tu as faites, des personnes présentes et du gâteau que tu as mangé. Mais te souviens-tu de la fête de ton cinquième anniversaire ? Ou de ton deuxième anniversaire ? La plupart des gens ne se souviennent pas de ces événements et, même quand ils s’en rappellent, beaucoup de détails leur échappent. Qu’arrive-t-il à nos premiers souvenirs ? Des recherches ont montré que les premiers souvenirs sont fragiles et souvent perdus, et que de nombreux facteurs peuvent influencer ce dont les gens se souviennent. Les gens ont tendance à mieux se souvenir des événements qui ont soulevé des émotions que de ceux qui n’en ont pas soulevé, et des expériences uniques que d’expériences récurrentes. Une personne de 25 ans peut se souvenir de son vingtième anniversaire, mais un enfant de 10 ans ne se souviendra probablement pas très bien de son cinquième anniversaire. Nous étudions les enfants pour comprendre comment se forment les souvenirs et pourquoi les premiers souvenirs sont souvent rapidement oubliés. Comme le cerveau des jeunes enfants est en plein développement, nous pouvons suivre les changements de la mémoire en temps réel et tenter de les relier aux changements se produisant dans le cerveau [1].
Lorsqu’on tente d’établir un lien entre les modifications de la mémoire et celles du cerveau, une question se pose : qu’est-ce qui change en premier, la mémoire ou le cerveau ? C’est un peu comme si on demandait : qui est venu en premier, la poule ou l’œuf ? Pour répondre à cette question, une étude longitudinale était nécessaire, ce qui signifie que nous avons dû suivre les mêmes enfants sur une longue période, en analysant leur cerveau et leur mémoire au fur et à mesure qu’ils grandissaient.
Nous nous sommes concentrées sur une partie spécifique du cerveau, l’hippocampe, qui est la région la plus importante pour la formation de nouveaux souvenirs [2]. Pour créer des souvenirs solides, l’hippocampe se connecte à d’autres parties du cerveau, que l’on peut considérer comme le réseau hippocampique. Notre question était la suivante : qu’est-ce qui arrive à maturation en premier—le réseau hippocampique ou la capacité de mémorisation ? Autrement dit, la mémoire s’améliore-t-elle parce que le réseau hippocampique arrive à maturité, ou le réseau hippocampique arrive-t-il à maturité parce que la mémoire s’améliore (Figure 1) ?
Expérimenter dans le temps — des jeux pour mesurer la mémoire
Nous avons demandé à 200 enfants âgés de 4 à 8 ans de participer à notre étude. Nous avons suivi 100 de ces enfants pendant 3 ans, en leur demandant de revenir chaque année. Cette étude longitudinale nous a permis de voir comment la mémoire et le cerveau évoluaient chez ces enfants au fil du temps. Nous avons choisi cette tranche d’âge parce que c’est au cours de cette période que la mémoire s’améliore le plus.
Pour mesurer la mémoire, nous avons utilisé un jeu de questions/réponses (Figure 2) [3]. Dans ce jeu, les enfants apprenaient six nouveaux faits transmis par une personne et six autres transmis par une marionnette. Par exemple, «Le nom le plus populaire pour un animal de compagnie est Max» et «Les guépards sont les seuls grands félins qui ne peuvent pas rugir». On a demandé aux enfants de se souvenir des faits pour un test de mémoire la semaine suivante. Les enfants avaient alors à répondre à 22 questions anecdotiques ; certaines concernaient des choses qu’ils avaient apprises la semaine précédente, d’autres des choses qu’ils n’avaient jamais apprises et d’autres encore des choses qu’ils connaissaient habituellement. Par exemple, ils connaissaient généralement la couleur du ciel, mais ils n’avaient pas appris le nom des os du corps humain. Pour créer la surprise, nous avons également demandé aux enfants s’ils pouvaient nous dire où et comment ils avaient appris ces faits. Nous voulions savoir si les enfants se souvenaient non seulement des faits de la semaine précédente, mais aussi de comment ils les avaient appris (par la marionnette ou par la personne). C’est ce type de mémoire détaillée qui permet à quelqu’un de se souvenir non seulement de la fête de son cinquième anniversaire, mais aussi de qui étaient les personnes présentes et de ce qu’elles avaient fait ! Cette mémoire détaillée précoce est aussi le type de mémoire qui, selon nous, se développe et s’accroît au cours de la petite enfance.
Prendre des vidéos du cerveau
Nous avons également pris des photos de l’activité cérébrale des enfants, afin de voir comment le réseau hippocampique était connecté à d’autres zones du cerveau, comme le cortex frontal, situé derrière le front [4, 5]. Nous avons utilisé un scanner d’imagerie par résonance magnétique (IRM) (Figure 2), un appareil qui ressemble à un gros beignet avec un trou au milieu ! Le scanner IRM émet des bips quand il mesure la quantité de sang arrivant dans les différentes parties du cerveau. Lorsque certaines zones du cerveau travaillent dur, le flux sanguin vers ces zones augmente (tout comme lorsque tu cours, tes muscles ont besoin de beaucoup d’oxygène, et le sang y afflue pour l’apporter). L’examen de la quantité de sang passant dans les régions du cerveau liées à la mémoire nous a permis de déterminer le développement du réseau hippocampique à ce moment précis de la vie de chaque enfant.
Tous les ans, nous avons utilisé le scanner IRM pour mesurer le développement des connexions entre l’hippocampe et les autres parties du réseau hippocampique de chaque enfant. Parallèlement, nous avons mesuré leur capacité de mémorisation. Sur la base de ces données, il devenait possible de répondre à notre question : qu’est-ce qui change en premier, la mémoire ou le cerveau ?
Qu’avons-nous trouvé?
Tout d’abord, nous avons constaté que la capacité des enfants à se souvenir des faits que nous leur avons enseignés ET la capacité à se rappeler comment ils avaient appris ces faits s’améliore avec l’âge. Comme tu l’as peut-être deviné, les enfants plus âgés sont plus aptes à se souvenir que les plus jeunes. Nous avons aussi constaté que le réseau hippocampique développait des connexions plus fortes avec l’âge. Les enfants plus âgés avaient des connexions plus fortes que les enfants plus jeunes. Enfin, nous avons examiné comment la mémoire et les connexions du réseau hippocampique évoluaient ensemble au fur et à mesure que les enfants grandissaient. Cela nous a permis de répondre à notre question : qu’est-ce qui arrive à maturité en premier, le réseau hippocampique ou la mémoire ?
Il s’avère que cela dépend de l’âge des enfants. Chez les plus jeunes, la mémoire s’est améliorée en premier, puis les connexions cérébrales se sont renforcées. Chez les enfants plus âgés, c’était les deux à la fois : les améliorations de la mémoire conduisaient à des connexions cérébrales plus fortes, et les connexions cérébrales plus fortes conduisaient également à une meilleure mémoire ! En fonction de l’âge des enfants, l’interaction entre la mémoire et le développement du cerveau varie : chez les jeunes enfants, la mémoire façonne le cerveau, mais chez les enfants plus âgés, la mémoire et le cerveau se façonnent l’un l’autre.
Nous pensons que cela signifie que, chez les jeunes enfants, la mémoire fonctionne comme un muscle : plus ils l’entraînent, plus il devient fort. Toutefois, lorsque les enfants sont plus âgés, c’est la force du réseau hippocampique qui peut prédire comment la mémoire des enfants va s’améliorer à l’avenir.
Qu’est-ce que nos résultats nous aident à comprendre?
Ces résultats suggèrent que la mémoire et le cerveau se développent en même temps que l’enfant. Ils soulignent également l’importance du moment choisi pour comprendre la relation entre la mémoire et le cerveau. Il semble que, lorsque nous sommes très jeunes (avant l’âge de 6 ans), mémoriser est vraiment important pour la formation de notre cerveau. Plus tard dans l’enfance (après 6 ans), la mémorisation reste importante et continue à façonner notre cerveau, mais notre cerveau commence également à façonner ce dont nous nous souvenons et la manière dont nous nous en souvenons (Figure 3). En bref, l’enfance est une période critique pour que le réseau hippocampique grandisse et établisse des connexions cérébrales basées sur des expériences vécues. Plus tard dans le développement, le cerveau et la mémoire entretiennent une relation interactive : la mémoire contribue à façonner le cerveau, et le cerveau contribue à façonner nos expériences !
À l’avenir, d’autres recherches pourraient être menées pour comprendre si d’autres régions du cerveau sont impliquées dans la mémorisation des informations, puisque notre étude s’est concentrée sur le réseau hippocampique. Il y a des informations suggérant que le cerveau des garçons et des filles se développe légèrement différemment ; bien que notre étude n’ait pas porté sur les différences de sexe ou de genre, c’est un autre domaine de recherche possible à explorer. Nous espérons que nos résultats obtenus sur des enfants en bonne santé aideront à mieux comprendre la façon dont les enfants apprennent et se développent. Ces résultats pourraient être comparés à ceux obtenus chez des enfants présentant des différences cérébrales ou rencontrant des difficultés avec certains types d’apprentissage, et pourraient contribuer à mettre en place des thérapies pour aider les enfants qui ont des difficultés de mémoire—ce qui est essentiel pour de nombreuses matières à l’école ! Enfin, nos résultats suggèrent que nous ne devons pas simplement «attendre» que notre mémoire s’améliore—plus nous l’utilisons au fur et à mesure que nous grandissons, meilleure elle sera !
Contributions à la version française
TRADUCTEUR : Nicole Pasteur (Association Jeunes Francophones et la Science)
ÉDITEUR : Jean-Marie Clément (Association Jeunes Francophones et la Science)
MENTOR SCIENTIFIQUE : Charlotte André, IRIM, Montpellier, France (Association Jeunes Francophones et la Science)
JEUNE EXAMINATEUR : Eulalie, Capucine et Maelle, 14 ans. Nous avons toutes les trois fait notre stage d’observation de 3e à l’IRIM à Montpellier. Eulalie aime lire et faire de la boxe. Capucine joue de la flûte traversière et de la batterie. Elle fait également de l’escrime, du skate et un peu de basket. Maelle fait de la danse. Elle a beaucoup d’animaux de compagnie, 4 chats, 2 lapins et 2 cochons d’Inde. Toutes les trois, nous adorons manger !
Glossaire
Mémoire: ↑ Pensées et expériences rassemblées dans le cerveau d’une personne qu’elle peut retrouver ultérieurement.
Étude longitudinale: ↑ Étude qui suit un même groupe de personnes sur une longue période. Cela permet aux chercheurs de comprendre comment quelque chose, par exemple la mémoire, évolue dans le temps.
Hippocampe: ↑ Zone du cerveau chargée de tout ce qui touche à la mémoire. L’hippocampe permet au cerveau de créer des souvenirs et de les stocker pendant une longue période.
Réseau hippocampique: ↑ Groupe de zones cérébrales qui se connectent à l’hippocampe. Ces interactions sont importantes pour que l’hippocampe puisse faire son travail de création de souvenirs.
Scanner d’imagerie par résonance magnétique (IRM): ↑ Appareil doté d’un gros aimant qui prend des vidéos du cerveau d’une personne en suivant le flux sanguin.
Conflit d’intérêts
Les auteurs déclarent que les travaux de recherche ont été menés en l’absence de toute relation commerciale ou financière pouvant être interprétée comme un potentiel conflit d’intérêts.
Références
[1] ↑ Riggins, T., Canada, K. L., and Botdorf, M. 2020. Empirical evidence supporting neural contributions to episodic memory development in early childhood: implications for childhood amnesia. Child Dev. Perspect. 14:41–8. doi: 10.1111/cdep.12353
[2] ↑ Scoville, W. B., and Miller, B. 1957. Loss of recent memory after bilateral hippocampal lesions. J. Neurol. Neurosurg. Psychiatry 20:11–21. doi: 10.1136/jnnp.20.1.11
[3] ↑ Drummey, A. B., and Newcombe, N. S. 2002. Developmental changes in source memory. Dev. Sci. 5:502–13. doi: 10.1111/1467-7687.00243
[4] ↑ Blankenship, S. L., Redcay, E., Dougherty, L. R., and Riggins, T. 2016. Development of hippocampal functional connectivity during childhood. Hum. Brain Mapp. 38:182–201. doi: 10.1002/hbm.23353
[5] ↑ Vincent, J. L., Snyder, A. Z., Fox, M. D., Shannon, B. J., Andrews, J. R., Raichle, M. E., et al. 2006. Coherent spontaneous activity identifies a hippocampal-parietal memory network. J. Neurophysiol. 96:3517–31. doi: 10.1152/jn.00048.2006