Résumé
De nombreux animaux sont herbivores, ce qui signifie qu’ils se nourrissent de plantes pour avoir tous les nutriments dont ils ont besoin. Cousins des lapins, les pikas américains sont d’adorables animaux qui mangent les plantes des montagnes. Mais les hivers alpins étant rigoureux, les pikas passent tout l’été à ramasser des plantes pour faire une réserve qu’ils mangeront sous le manteau neigeux. Tout comme les êtres humains, les pikas du Colorado ont une nourriture préférée : une plante appelée benoîte des montagnes. Cette espèce végétale est un goûter particulier pour les pikas car elle renferme des conservateurs naturels, les «composés phénoliques», qui conservent la fraîcheur de la nourriture durant tout l’hiver. Nous avons étudié l’influence du changement climatique sur cette caractéristique importante du repas préféré des pikas. La benoîte des montagnes contient davantage de composés phénoliques aujourd’hui qu’il y a 30 ans, d’où sa meilleure conservation. Mais il y a un hic : ces conservateurs peuvent être difficiles à digérer. Des études de ce type nous permettent de commencer à comprendre l’influence complexe du changement climatique sur les herbivores comme les pikas.
La vie d’un pika au bar à salades alpin
Imagine que ta maison se trouve en haute montagne et que tu passes tes étés à ramasser ta nourriture préférée. C’est la vie que mène une espèce animale appelée pika américain (Figure 1). Les pikas sont de petits mammifères cousins des lapins. Ils vivent généralement en haute montagne, dans les zones rocheuses appelées talus. Le talus permet au pika d’être à l’abri des dangers et des intempéries. Mais la vie dans les montagnes n’est pas facile pour les pikas. Leur habitat peut être recouvert de neige pendant 9 mois de l’année. Les pikas vivent sous la neige dans leur talus durant tout l’hiver : ils n’hibernent pas comme d’autres animaux. En revanche, pendant le court été alpin où les prairies de montagne foisonnent de plantes à manger, ils travaillent sans relâche pour amasser suffisamment de nourriture pour passer l’hiver. Imagine que tu doives faire les courses une seule fois pour toute l’année scolaire !
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- Figure 1 - Pikas américains et leur tas de foin.
- (A) Pika américain avec une bouchée de benoîtes des montagnes pour son tas de foin. (Photo : Holly Nelson) (B) Pika avec son tas de foin. (Photo : Juliana Pearson).
Des provisions pour l’hiver
Les pikas sont herbivores, autrement dit ils mangent uniquement des plantes. Ils se nourrissent d’herbes et de fleurs des prairies à proximité de leur habitat rocheux. Durant l’été, les pikas doivent ramasser de la nourriture pour l’hiver. Ils passent leurs étés à amasser de grandes quantités de plantes pour constituer un tas de foin [1]. Cette réserve représente toute leur nourriture pour l’hiver quand le paysage est recouvert de neige. Il est donc important pour eux de ramasser suffisamment de plantes. Tout comme les êtres humains, les pikas du Colorado (États-Unis) ont un goûter préféré qu’ils entassent dans leur tas de foin : une plante appelée benoîte des montagnes. La benoîte des montagnes constitue la majeure partie du régime alimentaire hivernal du pika. C’est la plante la plus courante dans un tas de foin, représentant plus de la moitié de la réserve du pika.
Les pikas n’ont pas le même régime alimentaire en été et en hiver en raison de la composition des plantes qu’ils mangent. En été, la nourriture qu’ils mangent est riche en nutriments et facile à digérer. Mais en hiver, c’est un peu plus compliqué. La nourriture que les pikas stockent pour l’hiver doit pouvoir se conserver de nombreux mois. La plupart des plantes classiques se détériorent bien avant la fin de l’hiver. Imagine si tu laisses une salade dans ta chambre tout l’hiver ! Elle ne serait pas très appétissante au printemps. C’est la raison pour laquelle la benoîte des montagnes est spéciale : elle contient des substances chimiques naturelles appelées composés phénoliques, qui agissent comme des conservateurs [2]. Grâce aux composés phénoliques, la benoîte des montagnes conserve sa fraîcheur dans le tas de foin, ce qui permet au pika de la manger durant tout l’hiver. Mais ingérer des conservateurs n’est pas sans risques car les composés phénoliques sont également toxiques. Donc, si un pika mange trop de benoîtes des montagnes, il sera très malade ou dépensera beaucoup d’énergie pour la digestion. Heureusement, les pikas savent qu’avec le temps les composés phénoliques toxiques se décomposent et les plantes deviennent comestibles. Comme les composés phénoliques conservent également la benoîte des montagnes, celle-ci garde sa fraîcheur jusqu’à ce qu’elle ne soit plus toxique. Autrement dit, les pikas peuvent manger beaucoup de benoîtes des montagnes durant l’hiver sans être malades.
Pour en savoir plus sur le goûter des pikas
Le changement climatique a déjà affecté de nombreuses espèces de plantes et d’animaux, comme tu peux le découvrir dans cet article de Frontiers For Young Minds. Mais il n’est pas toujours évident de comprendre comment les variations des températures et des précipitations influencent la vie quotidienne des espèces de montagne. Nous voulions en savoir plus sur les effets du changement climatique sur la principale source de nourriture hivernale du pika du Colorado. Nous nous attendions à ce que la benoîte des montagnes devienne plus toxique car les plantes peuvent utiliser le surplus de dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère pour produire davantage de composés phénoliques.
Nous avons comparé les composés phénoliques de la benoîte des montagnes d’aujourd’hui et de la benoîte des montagnes des années 1990, pour voir s’il y avait des différences. Nous sommes d’abord retournés sur un site de Niwot Ridge, à l’endroit même où une autre scientifique nommée Denise Dearing a étudié les pikas en 1992 [1, 2]. Niwot Ridge est situé dans les montagnes du Colorado à environ 3 350 mètres d’altitude. Nous avons cueilli des benoîtes des montagnes chaque année de 2010 à 2018, tout comme l’avait fait Denise Dearing il y a environ 25 ans.
Nous avons rapporté ces plantes au laboratoire pour mesurer la quantité de composés phénoliques qu’elles contenaient (Figure 2). Nous avons broyé les échantillons de plantes dans un liquide qui a dissout les composés phénoliques. Ensuite, nous avons mesuré les niveaux de composés phénoliques à l’aide d’une réaction chimique dans laquelle le liquide change de couleur selon la quantité de composés phénoliques présents. Ainsi, les échantillons de plantes ayant beaucoup de composés phénoliques sont devenus vert foncé, et ceux ayant seulement une faible quantité de composés phénoliques sont restés jaunes. Enfin, une machine a mesuré le degré de jaune ou de vert de chaque échantillon et a converti la couleur en une quantité de composés phénoliques.

- Figure 2 - Mesure de la teneur en composés phénoliques du goûter des pikas.
- Les échantillons de benoîte des montagnes ont d’abord été broyés au laboratoire. Ensuite, une réaction chimique dans des tubes à essai a fait passer les échantillons de jaune à vert, proportionnellement à la quantité de composés phénoliques présents dans l’échantillon. Plus la teneur en composés phénoliques était importante, plus les échantillons devenaient vert foncé. Enfin, une machine a mesuré les couleurs de chaque échantillon et a converti ces couleurs en une quantité de composés phénoliques pour chaque échantillon. (dessin de benoîte d’Alexandra Weatherill).
Nous voulions également savoir comment des changements dans les composés phénoliques pourraient modifier la conservation des plantes dans les tas de foin des pikas. Ainsi, en septembre 2017, nous avons mis des plantes dans des cages grillagées que nous avons placées dans le talus comme un tas de foin de pika (Figure 3). Les cages ont permis de protéger les plantes des pikas curieux ou d’autres animaux tout en laissant les plantes se décomposer comme elles le feraient dans un vrai tas de foin. Ces tas de foin expérimentaux ont passé l’hiver sous la neige à Niwot Ridge, jusqu’à ce que nous les récupérions en juillet 2018. Ensuite, nous avons séché et pesé ce qui restait dans les cages pour voir l’état de conservation des plantes.
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- Figure 3 - Tas de foin expérimentaux à Niwot Ridge.
- (A) L’une des autrices, Johanna Varner, marque l’emplacement d’un tas de foin expérimental à Niwot Ridge. (B) Les tas de foin expérimentaux ont été mis dans des cages grillagées placées dans les rochers, comme un vrai tas de foin de pika.
Enfin, nous avons comparé nos résultats à l’étude de Denise Dearing datant de 1992, pour voir si la quantité de composés phénoliques dans les benoîtes des montagnes ou l’état de conservation des plantes dans les tas de foin de pika était différent.
Des changements dans l’assiette du pika
Il s’est avéré que la benoîte des montagnes a beaucoup changé ! D’abord, la quantité de composés phénoliques de cette plante au moment de notre étude était plus de deux fois plus élevée qu’en 1992 (Figure 2). En fait, au cours d’une année d’expérience (2013), la benoîte des montagnes était presque trois fois plus toxique qu’auparavant ! Le surplus de composés phénoliques avait également permis aux plantes de mieux se conserver. Dans nos tas de foin expérimentaux, il restait environ 10 % de nourriture en plus la fin de l’hiver par rapport à il y a 25 ans.
Ce sont à la fois de bonnes et de mauvaises nouvelles pour les pikas. Le fait que leur goûter préféré soit plus toxique aujourd’hui pourrait le rendre moins savoureux à manger frais. Mais, d’un autre côté, la benoîte des montagnes reste également fraîche plus longtemps. Les pikas peuvent donc devoir attendre plus longtemps avant de pouvoir manger des benoîtes des montagnes contenant plus de composés phénoliques. Mais une quantité plus importante de composés phénoliques peut aider à conserver la benoîte des montagnes et même d’autres plantes du tas de foin. Cela signifie que, même s’ils ne stockent pas autant de nourriture, les pikas peuvent encore avoir à manger à la fin de l’hiver. Nous savons aussi que la benoîte des montagnes est devenue moins courante dans les prairies de Niwot Ridge, qui sont plus sèches en raison du changement climatique [3]. Par contre, les prairies sont plus riches en herbes, que les pikas aiment manger fraîches. Ainsi, même si les pikas d’aujourd’hui ne trouvent pas autant de benoîtes des montagnes que les pikas qui ont vécu il y a 25 ans, ils peuvent ne pas avoir besoin de stocker autant de nourriture.
Comment interpréter cela?
Les effets du changement climatique sur la nourriture préférée des pikas sont complexes. D’un côté, le changement climatique pourrait rendre la vie plus compliquée pour ces adorables créatures car il change leur nourriture. D’un autre côté, la nourriture qu’ils ramassent pourrait se conserver plus longtemps, ce qui pourrait leur faciliter la vie. Demain, le changement climatique pourrait même modifier les choix alimentaires des pikas. Les températures plus élevées changent déjà les prairies de montagne. Celles-ci ont davantage d’herbes et moins de fleurs comme les benoîtes des montagnes. Imagine que tu doives manger la même chose pour toujours, comme les pandas qui se nourrissent de bambou ou les koalas d’eucalyptus. Cela pourrait arriver aux pikas !
En continuant à étudier les pikas et leur régime alimentaire sur une longue période, nous pouvons comprendre comment le changement climatique bouleverse la vie de ces animaux. C’est comme lire un livre d’histoire sur les pikas et découvrir que leur nourriture actuelle est différente de celle d’autrefois. De la même manière que nous avons comparé nos résultats à ceux de Denise Dearing, peut-être que dans 25 ans tu étudieras l’évolution du goûter des pikas par rapport à aujourd’hui !
Ainsi, la prochaine fois que tu mangeras, réfléchis aux effets du changement climatique sur la nourriture dans ton assiette. Comme pour les pikas, le changement climatique peut aussi changer nos aliments préférés. Il nous rappelle que nous partageons cette planète et qu’il est important de la préserver, pour nous et pour les animaux !
Glossaire
Talus: ↑ amas rocheux qui s’accumulent au pied d’une falaise ou au bord d’un glacier. Les pikas d’Amérique du Nord préfèrent vivre dans les amas rocheux plutôt que dans les terriers.
Alpin, Alpine: ↑ qui concerne la haute montagne. Les plantes et animaux alpins sont bien adaptés à la vie en altitude, dans des habitats avec des étés courts et frais et des hivers longs.
Tas De Foin: ↑ plantes (principalement des fleurs sauvages) ramassées et stockées par un pika. Le pika mangera cette réserve tout au long de l’hiver où il est difficile de trouver de la nourriture.
Composés Phénoliques: ↑ substances chimiques que certaines fleurs sauvages produisent naturellement et qui protègent le tissu des plantes contre l’environnement hostile et les herbivores ; elles aident également à conserver les plantes stockées dans les tas de foin des pikas.
Toxique: ↑ nocif en cas de consommation. Les plantes toxiques peuvent entraîner des problèmes de digestion pour les herbivores (en nécessitant beaucoup d’énergie), les rendre malades voire les tuer.
Conflit d’intérêts
Les auteurs déclarent que les travaux de recherche ont été menés en l’absence de toute relation commerciale ou financière pouvant être interprétée comme un potentiel conflit d’intérêts.
Article source
↑ Varner, J., Carnes-Douglas, Z. J., Monk, E., Benedict, L. M., Whipple, A., Dearing, M. D., Bhattacharyya S., Griswold, L., & Ray, C. (2023). Sampling a pika's pantry : Temporal shifts in nutritional quality and winter preservation of American pika food caches. Ecosphere, 14(5), e4494. doi: 10.1002/ecs2.4494
Références
[1] ↑ Dearing, M. D. 1997. The function of haypiles of pikas (Ochotona princeps). J. Mammal. 78:1156–63. doi: 10.2307/1383058
[2] ↑ Dearing, M. D. 1997. The manipulation of plant toxins by a food-hoarding herbivore, Ochotona princeps. Ecology 78:774–81. doi: 10.1890/0012-9658(1997)078[0774:TMOPTB]2.0.CO;2
[3] ↑ Bhattacharyya, S., and Ray, C. 2015. Of plants and pikas: evidence for a climate-mediated decline in forage and cache quality. Plant Ecol. Divers. 8:781–94. doi: 10.1080/17550874.2015.1121520